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Le marché des universitaires

Dans cet ouvrage, Christine Musselin se penche sur le recrutement des universitaires dans trois pays occidentaux (la France, l'Allemagne et les Etats-Unis) et dans deux disciplines peu concurrencées par le marché privé (les mathématiques et l'histoire). Mais ce livre va bien au-delà puisque "toute reflexion sur les recrutements, sur leur rôle et sur la manière dont ils se déroulent, est inextricablement liée à une réflexion sur le type de profession universitaire qui se dessine en arrière plan." Par de très nombreux entretiens avec les membres de commissions de recrutement et les autorités universitaires, l'auteure a pu étudier l'entrée dans la carrière universitaire, c'est-à-dire le recrutement de maîtres de conférence et professeurs en France, de professeurs C3 et C4 en Allemagne et d'assistant et full professors aux Etats-Unis. Sont donc laissés de côté les post-docs et les chercheurs dans des institutions telles que le CNRS.

Dans tous les pays et dans toutes les disciplines, elle distingue trois phases clairement séparées dans le temps et par les acteurs impliqués. Il y a tout d'abord la construction de l'offre, durant laquelle le poste va être défini. Dans cette phase, les acteurs sont très différents d'un pays à l'autre. A une extrémité, les universités américaines sont complètement indépendantes des autorités publiques ; à l'autre, les universités allemandes sont sous la tutelle des Landers qui arbitrent, au nom de la société, le nombre et la répartition des postes dans les différentes disciplines et spécialités. La construction de l'offre se fait également de manière différente selon les disciplines. En histoire, où les besoins en enseignements sont spécialisés, les postes sont très profilés : on ouvre un poste en "histoire du cinéma russe" et rarement en "histoire de l'art". A l'inverse, les mathématiciens se jugent tous capables d'assurer tous les cours de premier cycle, ils sont donc à la recherche du meilleur candidat possible et ne veulent pas se fermer des portes en profilant le poste dans une spécialité.

Cette différence disciplinaire dans la première phase aura des répercussions sur la deuxième, celle où les commissions de recrutement recherchent le "meilleur" candidat possible. En effet, cette phase sera très pacifiée et cordiale chez les historiens et une grande confiance est accordée aux experts de la spécialité. Il est trop tard pour se battre pour une orientation ou l'autre. Chez les mathématiciens, au contraire, cette phase est très politique : choisir un candidat, c'est privilegier une composante ou l'autre du département. Les débats sont donc houleux. Cependant, dans tous les cas, les modes opératoires sont stables. Devant la masse de candidatures, les commissions cherchent d'abord à éliminer un premier lot, aussi important que possible, de candidats. Pour cela, elles se basent sur des critères, peu nombreux mais efficaces, sur les activités de recherche et d'enseignement (par exemple, avoir l'agrégation pour les historiens français). Ensuite, elles cherchent tous les indices existants pour déterminer qui est le "meilleur" candidat. Le candidat idéal doit être un excellent chercheur, un excellent enseignant et un excellent collègue. Autant la qualité d'un chercheur est facile à déterminer par ses publications, prix, invitations, recommandations, etc. ; autant la qualité d'un collègue ou d'un enseignant est plus difficile à jauger. Pour ces deux composantes, les commissions ont donc recours à des indices plus indirects, tels que la réputations des candidats dans le réseau de collègues, ce qui favorise une certaine reproduction du milieu universitaire, composé majoritairement d'hommes blancs. La balance entre les trois composantes (recherche, enseignement et "citoyenneté") est variable d'un département à l'autre, ce qui explique que le "meilleur" candidat quelque part puisse ne pas l'être ailleurs. De plus, les commissions tendent à anticiper les problèmes pouvant survenir dans la suite du processus : défection du candidat choisi, non-approbation du candidat par les autorités dans les cas allemand,... Parenthèse franco-française, les recrutements locaux s'expliquent à la fois par la faible quantité d'indicateurs de la bonne citoyenneté d'un candidat (si c'est la qualité principale recherchée, avec un "local", on sait à quoi s'attendre), et par l'absence d'autres mécanismes de récompense des collègues qui s'impliquent fortement dans la vie du département.

La troisième et dernière phase du recrutement, en Allemagne pour les professeurs C4 et aux Etats-Unis à tous les niveaux, est celle de la "fixation du prix" du candidat choisi, c'est-à-dire de la négociation entre le candidat et l'université pour la détermination de son salaire, de ses conditions de travail (équipement, budget, charges d'enseignement,...) et de vie (emploi pour le conjoint, assurances,...). Cette phase fait intervenir de nouveaux acteurs dans le processus puisque la négociation ne se fait pas avec la commission de recrutement, chargée donc uniquement de l'évaluation de la qualité des candidats. Si, pour les postes seniors (full professor ou professeur C4), la fixation du prix dépend en partie (surtout aux Etats-Unis) de la qualité du candidat, pour les postes d'assistant professor, c'est le "prix du marché" qui prévaut, soit le prix que chaque département estime valoir sur le marché. Cela peut sembler paradoxal puisque les universités sont en position de force : les candidats sont nombreux et peu expérimentés dans la négociation, il serait donc facile de tirer les prix vers le bas. Mais les doyens veulent recruter de manière définitive et maintenir un certain équilibre au sein de leur département. Ils évitent donc les salaires trop bas qui provoqueraient des départs prématurés et des disparités trop fortes entre les professeurs.

Christine Musselin termine par une analyse des dynamique de carrière dans les trois pays considérés, avec des recours différents aux marchés externes et internes, à des périodes plus ou moins longues avant la titularisation et à des processus de sélection sur critères ou concours. Il est à noter que "la figure de la « star » achetée à prix d'or par les institutions les plus prestigieuses reste extrêmement valorisée aux Etats-Unis, mais les carrières internes font l'objet de politiques institutionnelles affichées". L'analyse des dynamiques débouche sur une analyse des modèles professionnels. D'un côté "la profession universitaire allemande repose sur un modèle très hiérarchisé qui s'appuie sur une division du travail marquée". Aux Etats-Unis, "la profession universitaire est encore plus divisée qu'en Allemagne" avec une séparation entre universities et colleges et entre postes avec ou sans tenure-track. Mais, au sein des postes avec tenure des research universities, les relations entre enseignants sont peu hiérarchisées et peu marquées par le statut [...] La France, occupe une position intermédiaire entre ces deux modèles [... et] repose en outre sur l'aplanissement des différenciations salariales." Ces modèles sont-ils amenés à se rapprocher sous l'effet de la mondialisation du marché universitaire ? L'auteur le juge "peu probable" car "la transformation est bien plus lente et complexe que les changements de réglementation et [de nombreux éléments] peuvent différer et réduire leurs effets".

Autres résumés de cet ouvrage :
chez Carnets de bord (très complet)
chez Parutions
chez Oboulo
chez Alternatives économiques

Interviews de l'auteur :
par l'Observatoire Boivigny
par l'ORS